Pourquoi Art, la pièce de Yasmina Reza, plaît-elle encore ? (Rien ne dit qu'elle m'a plu)
En 1994, Yasmina Reza écrit "Art", une pièce sur trois amis qui se chamaillent autour d'un tableau. La même année, Patrice Kerbrat la met en scène. La pièce est un succès. En 2018, "Art" revient avec un nouveau trio d'acteurs : Charles Berling, Jean-Pierre Darroussin et Alain Fromager. Le public applaudit. Le jury des Molières aussi. Pourquoi un tel tapage ?
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Un peu de contexte, d'abord. En 1994, Art se joue à la Comédie des Champs-Élysées. Chaque soir, un monde fou se presse pour voir Fabrice Luchini, Pierre Arditi et Pierre Vaneck sur scène. Dos à un décor blanc comme neige, les trois larrons tout de noir vêtus, se donnent la réplique. Chaque soir, le public se fend la poire.
C'est l'histoire de Serge, un dermatologue et amateur d'art moderne qui s'achète un tableau à 200.000 francs (30.000 euros aujourd'hui). Fier, il montre sa nouvelle acquisition à son fidèle ami, Marc. Ce dernier circonspect devant le tableau, pouffe de rire. Serge vient d'acquérir un tableau blanc sur fond blanc, qu'il nomme un chef d'oeuvre. Marc outré par l'absurdité de la situation, se confie à Yvan, le troisième ami du groupe. Yvan a la tête ailleurs, il organise son mariage. Ce type sans histoires n'a pas envie de se mêler. Malgré lui, il finit par être impliqué dans ce conflit sans importance, où s'affrontent les goûts (et comme on le sait bien : les goûts et les couleurs ne se discutent pas). Bref, ce tableau blanc de chez blanc est un prétexte pour s'engueuler bruyamment.
Après des centaines de représentations partout en France, la pièce gagne la reconnaissance de la profession en remportant deux Molières (meilleur auteur et meilleur spectacle privé). En 1998, la pièce reprend avec Jean-Louis Trintignant incarnant Serge et Jean Rochefort en Yvan. Le succès est encore au rendez-vous. Dans le même temps, "Art" s'internationalise et est traduit en 35 langues. La pièce est adaptée dans de nombreuses villes du monde entier : Londres, Berlin, Tokyo, Lisbonne, Bombay, Johannesburg, Buenos Aires, Tunis. Il s'agit de l'œuvre dramatique française contemporaine la plus jouée dans le monde, d'après une information du journal Le Monde. En 2018, "Art" est revenu sur le devant de la scène. Cette année, la pièce poursuit sa route et s'invite au théâtre Antoine (dans le 10ème arrondissement de Paris) jusqu'au 31 décembre. Mais pourquoi un tel engouement du public ?
Théâtre Antoine
C'est une pièce sur l'amitié
Serge, Marc et Yvan se connaissent depuis des lustres. Ils ont des souvenirs ensemble, c'est ce qui les soude. Ensemble, ils ont traversé le divorce de Serge, les déboires professionnels de Yvan, désormais représentant pour une papeterie et les caprices de Marc. Ils se connaissent par cœur, se critiquent, se charrient (et parfois ça fait mal). Serge aime impressionner la galerie, Marc aime polémiquer et avoir raison. Yvan, "plus tolérant" n'a pas d'opinion sur tout. Ces trois personnages ont des traits de caractère, que l'on retrouve chez soi ou chez ses proches. Oui, ces types pourraient être nos potes (si on avait 10 voire 15 ans de plus). Dans cette pièce, on découvre comment malgré leurs différences, leur amitié tient (ou ne tient pas) le coup.
C'est une pièce sur l'art (ou sur le goût)
Les personnages se mettent dans tous leurs états pour une oeuvre d'art. Serge trouve son tableau écrasant de modernité. Marc n'y voit absolument aucun intérêt. Yvan, moins tranché ne comprend pas pourquoi un tableau peut faire l'objet d'un tel débat. Serge croit détenir la vérité, lui qui s'y connaît en "art". Il a l'habitude d'en discuter avec de grands collectionneurs et fréquente les galeries à outrance. Marc puise ses arguments dans son ressenti. Ce n'est pas qu'il n'aime pas, c'est qu'il ne comprend pas comment on peut aimer. Comment ce blanc sur blanc peut-il dégager autant d'émotions. Yvan lui n'arrive pas véritablement à se positionner, à croire qu'il s'en fout (de l'art ou de la conversation ?).
C'est une pièce sur l'argent (donc le pouvoir d'en avoir)
Serge n'est pas un collectionneur, mais aimerait le devenir. L'homme est divorcé, vit seul malgré ses deux enfants. Il gagne bien sa vie et semble habiter dans une sorte de garçonnière pour personnes fortunées. Chez lui, tout est blanc, y compris son dernier tableau payé 30.000 euros, qu'il exhibe. Dans la France des gilets jaunes, dépenser autant d'argent pour une oeuvre d'art que Marc qualifie "de merde", a quelque chose d'obscène. Marc qui n'est pas si mal loti, s'insurge non pas parce que son ami a de l'argent, mais parce que cette richesse l'a transformé. Yvan préfère se tenir à l'écart de ces désaccords, ces "problèmes de riches".
C'est une pièce qui vieillit moins vite que ses acteurs
Le temps passe et l'écriture de Yasmina Reza ne semble pas avoir pris trop de rides. Même si le résultat ressemble drôlement à "une guerre des mâles dominants" comme le confie Jean-Pierre Darroussin au Monde. Les spectatrices et spectateurs soufflent un peu à l'ère du post #metoo. Quant au décor (inchangé depuis 1994), il peine à s'ancrer dans la modernité.
C'est cadeau...
Si vous êtes tenté par la pièce, mais qu'il vous est impossible de la voir avant le 31 décembre (flûte!). Voici une des premières interprétations de "Art", jouée par Fabrice Luchini, Pierre Vaneck et Pierre Arditi en 1994, à la Comédie des Champs-Élysées. Attention, la qualité de l'image laisse à désirer.
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